Ils sortirent de la petite maison, Shelly sur les talons, et marchèrent quelque minutes à travers Lordania. Arianna semblait intriguée, et légèrement tendue.

 

- Qu'est-ce qu'il t'arrive ? demanda Illonya, curieuse.

- Rien, je suis juste en train de penser à la personne que nous allons voir. J'ai bien quelques idées sur son identité, mais ça me paraît assez … étrange, presque illogique. Non, impossible est le mot.

 

Yoru, lui, semblait presque aussi tendu que Lya : il se demandait ce qu'il allait apprendre sur sa petite amie. Il avait peur d'être dépassé, et de ne pas pouvoir l'aider … Illonya aussi était perplexe, la personne chez qui elle amenait ses invités n'avait rien voulu lui dire avant.

Puis Illonya les fit sortir du village, et les guida pendant une dizaine de minutes le long de l'eau, dans le fjord, jusqu'à ce qu'une petite maison apparaisse, à demie cachée par le relief et la végétation, suffisamment haute pour que Shelly ne soit visible que par les mouvements de l'herbe qu'elle déplaçait.

 

- Lya, je t'ai parlé d'un magicien doué qui m'a appris comment combattre, non ? commença la stagiaire.

- Oui, tu m'as dit qu'il avait un peu de mal au corps à corps, c'est ça ?

- Si on veut … je t'ai dit ça parce qu'il veut éviter au maximum que des informations filtrent sur lui, mais … en fait il ne peut plus combattre depuis des années. Ne me demande pas pourquoi, je n'en sais rien …

- Tu es vraiment très douée, alors ! s'exclama Arianna, visiblement surprise. Tu as appris sans rival, ni personne pour t'affronter ou te montrer les sorts, il n'a fait que t'expliquer ?

 

La jeune magicienne acquiesça, intimidée par le compliment. Elle admirait beaucoup le maître de Lya, alors l'entendre dire ça lui faisait très plaisir, mais aussi la gênait un peu.

 

- Enfin, entrons, dit-elle en changeant de sujet pour se donner une contenance.

 

Elle passa la porte, suivie par ses trois invités. Un homme d'âge mûr, ayant environ la cinquantaine, les attendait dans le salon.

Arianna s'arrêta, muette de stupéfaction, perdue. C'était vraiment lui ? Était-ce possible ? Pouvait-il être ici, dans un village norvégien ? Son regard passait d'Illonya à l'homme, elle ne comprenait pas. Comment pouvait-elle le retrouver en Norvège, dans un village loin de tout, après tant d'années ? Et surtout, quel était ce formidable hasard qui avait fait d'Illonya l'élève de cet homme ?

 

- D... Drexan ?! s'exclama-t-elle, sous le choc.

- C'est bien moi, répondit-il avec un pauvre sourire. Tu as bien changé, depuis le temps … et pourtant, j'ai l'impression que, quelque part, tu es toujours la même …

- Mais … comment ?!

- C'est une longue histoire. Venez, dit-il en s'adressant à tous les autres. Asseyons-nous, avant de parler de quoi que ce soit. Illonya, dans combien de temps arrivent tes parents ?

- Dans une trentaine de minutes, répondit à sa place Shelly.

- Donc, nous avons une demie-heure pour parler de Lya, comme ils ne savent rien …

 

Tous les cinq s'assirent sur des fauteuils autour d'une table, puis commencèrent à discuter immédiatement. Ils avaient peu de temps.

 

- Lya, de quoi te souviens-tu ? commença-t-il par demander.

 

La jeune fille lui raconta le maximum, tâchant de ne rien oublier. Elle commença par le plus évident pour elle, à savoir son entraînement, dont elle avait de plus en plus de détails à travers ses visions. Elle lui expliqua qu'elle ne se rappelait pas ses parents, mais qu'en contre-partie, elle avait désormais de nombreux souvenirs d'Arianna. Puis elle relata deux des visions qu'elle n'avait jamais comprises, à savoir celle où une femme tentait de la convaincre de rejoindre quelqu'un, puis celle où elle et une inconnue avaient été attaquées par un étranger¹.

 

- Bon, je vais être le plus bref possible, dit-il, bienveillant, dès qu'elle eut terminé. Il y a quelques années, tes parents ont décidé de se séparer de toi quand tu avais huit ans, tu le sais déjà, pour te protéger, le temps de vaincre tes ennemis. Ils t'ont confié à quelqu'un. Et ce quelqu'un, c'était moi.

 

Lya ne trouva rien à dire, abasourdie.

 

- Ce que Drexan est en train de te dire, continua Arianna en se reprenant après sa surprise, c'est que c'est entre autres grâce à lui que tu es en vie. Il a réussi à t'éloigner de tes ennemis, sans que ceux-ci ne s'aperçoivent comment.

- Oui, enfin … je suis loin d'avoir tout le mérite. Passons. Lorsqu'ils t'ont confiée à moi, ils m'ont demandé de joindre une certaine personne, qui pourrait prendre soin de toi sur plusieurs années.

- Laissez-moi deviner … cette personne, c'était mon frère adoptif, Keiji ?

- Presque. C'était son père, mais à cause de graves problèmes de santé, il ne pouvait pas s'occuper de toi et est parti à l'étranger se faire soigner, te laissant à son fils. Qui a, à ce que je vois, accompli du bon travail.

 

Lya confirma, décontenancée. Elle n'avait jamais entendu parlé de son père adoptif … Keiji avait sans doute omis de lui dire pour ne pas la blesser, ne pas lui dire que l'une des seules personnes qui l'acceptaient était loin d'elle et inaccessible à cause d'une maladie.

Le sujet de la famille lui rappela une question qu'elle se posait depuis la veille, qui la taraudait.

 

- Dites … commença-t-elle, ne sachant pas trop comment annoncer sa question.

- Qu'y a-t-il ?

- Est-ce que … est-ce que j'ai une grande sœur ?

 

Drexan l'observa un moment, surpris. D'où venait cette étrange idée ? Était-ce l'imagination de la jeune fille ? Ou alors, peut-être que ses visions ne reflétaient pas tout à fait la réalité …

 

- Pas du tout. Pourquoi me demandes-tu ça ?

- … rien du tout, un instant, j'ai cru …

 

Lya en ignorait la cause, mais il y avait quelque chose de pas net dans les souvenirs de Sayo … le fantôme avait certainement rêvé. Où alors, peut-être que cette scène ne datait pas d'il y a dix, mais six ans, et peut-être que c'était-elle que le fantôme avait vu. Elle fit part de ses hypothèses à Yoru et Arianna, et bien sûr, Drexan et son élève ne comprirent rien.

 

- Impossible, répliqua Yoru quand Lya parla de la dernière solution. Déjà, ça m'étonnerait que tu aies mis les pieds à Mahora il y a six ans, mais de toute façon, j'y ai toujours vécu et, je confirme, la dernière évacuation de masse en date est d'il y a dix ans. Sayo a rêvé, ou alors elle a confondu. C'est peut-être un hasard, un énorme hasard, mais il s'agissait peut-être d'une autre personne aux yeux vairons … Ou alors, elle a mal vu …

 

Arianna confirma, sans rien ajouter.

 

L'affaire étant close, bien qu'il n'avait rien comprit, Drexan décida à son tour de poser une question. Il hésitait beaucoup, mais il devait savoir.

 

- Lya, peux-tu me raconter la vision où tu as été attaquée plus en détail, s'il-te-plaît ?

- Bien sûr, répondit-elle. Au début, j'étais dans une sorte de tunnel de lumière, et je tenais la main d'une jeune femme. Puis nous sommes sorties, et là, il y avait un homme qui nous attendait. Il était vraiment bizarre … il y avait quelque chose dans ses yeux.

- C'est-à-dire ?

- Je ne sais pas … il avait l'air de s'amuser, on aurait dit qu'il était réjoui …

- Continue.

- D'accord. Là, il a incanté quelque chose, du genre « Incendium Gehennae ».

 

À ces mots, Illonya sursauta.

 

- Ce sort ? Vous n'avez pas eu de la chance, toutes les deux ! Il s'agit d'un des sorts de feu les plus puissants !

- Ah ? En tout cas, la femme qui était avec moi a réussi à nous en protéger. J'ai été légèrement blessée, je suis tombée à terre.

- Qu'est-ce que tu as vu, ensuite ? la pressa Drexan.

- La femme a disparu, et a réapparu devant l'ennemi. Pas comme avec un quick move, ça ressemblait vraiment à de la téléportation.

- Et après ?

- J'ai perdu conscience.

- Tu es sûre ? Tu n'as rien vu d'autre ?

- Certaine.

 

Drexan soupira discrètement, soulagé. Elle ne se souvenait toujours pas de ce qu'il s'était passé après. Mais ça n'allait pas durer … Il allait rajouter quelque chose quand la sonnette retentit.

 

- Déjà ? s'étonna l'homme en se levant, faisant signe à Arianna de le suivre dans une autre pièce. Bon, Illonya, va avec tes deux amis voir tes parents, présente-les … je dois parler avec Arianna. Je ne serai pas long, mais personne ne dois entrer.

 

La stagiaire, perplexe quant aux paroles de son maître, entraîna Lya et Yoru vers l'entrée, suivie par son familier, et laissa les deux adultes seuls.

 

 

***

 

 

Lorsqu'ils furent seuls, Drexan entraîna la jeune femme dans une pièce à l'arrière de la maison, où ils pouvaient être tranquilles. Puis, ayant fermé la porte, l'homme se retourna, la mine grave. Il avait quelque chose d'important à dire, mais il ne savait pas comment le faire. Il voulait éviter au maximum de la blesser, mais, quelque soit la façon dont il le disait, ce n'était pas possible.

 

- Drexan, commença Arianna avec un sourire enjoué, où est …

- Arianna, je suis désolé, l'interrompit-il.

- Q-quoi ? Qu'est-ce qu'il y a … ? demanda-t-elle, redoutant le pire.

- Il y a six ans … je n'ai rien pu faire. À notre arrivée, nous avons été piégés … elle n'a pas survécu …

- Non … impossible … tu mens … ça ne peut pas s'être passé comme ça ! Elle ne peut pas … pourquoi ?

- Je suis désolé, répéta Drexan. Ma fille … n'est plus … elle s'est sacrifiée …

 

Arianna recula, les larmes aux yeux, luttant pour ne pas craquer. Comment était-ce possible ? Pourquoi ?

 

- Il y a une porte, derrière, dit-il, compatissant. Si tu veux t'isoler un moment … je ferai en sorte que tu ne sois pas dérangée.

 

La jeune femme le dépassa, marchant à la façon d'un automate.

 

- Arianna … reprit-il, lorsqu'elle posa la main sur la poignée. Je sais à quoi tu penses. Après tout, une partie de la toi d'il y a vingt ans sera toujours la même. Mais en cherchant à te venger d'eux, tu joues avec ta vie. Lya est encore jeune et inexpérimentée. Si tu meurs, elle sera seule face à eux, et ce serait la condamner. Alors, réfléchis bien avant de faire quoi que ce soit.

 

La magicienne ne répondit pas. Elle ne le savait que trop bien, mais pour le moment, elle n'arrivait tout simplement pas à réfléchir de façon normale.

 

- Lya a besoin de toi, pour la protéger, physiquement comme moralement. Elle ne se souvient pas encore de cette mort. Je pense qu'inconsciemment, sans le savoir, elle rejette ce souvenir, elle ne veut pas se le rappeler et c'est normal. Mais ça ne restera pas indéfiniment ainsi le sceau s'affaiblit de plus en plus vite, et quand cela arrivera … En apprenant que ma fille a perdu la vie pour sauver la sienne, elle sera dévastée.

 

Arianna sortit sans rien dire, désemparée, et s'éloigna. Puis, lorsqu'elle fut sûre de ne croiser personne, elle s'écroula sur les genoux, hurlant de désespoir.

Comment ? Comment était-ce possible ? Elle l'avait cherchée, pendant des années, espérant la retrouver un jour. Arianna et la fille de Drexan avaient tout partagé, jusqu'à devenir comme deux sœurs. Cette « grande sœur », comme la magicienne de foudre l'appelait souvent, avait beaucoup fait pour elle, et l'avait énormément aidée à surmonter sa peine, à son entrée dans l'ala rubra. Malheureusement, elles s'étaient perdues de vue, plusieurs années auparavant, et en rencontrant Drexan à nouveau, Arianna avait cru pouvoir enfin renouer avec elle.

Mais voilà. C'était la vérité. Une vérité implacable, injuste, mais la vérité. Sa chère « sœur » ne reviendrait plus jamais. Alsia était morte.

 

 

***

 

 

Les trois jeunes accueillirent les parents d'Illonya, et discutèrent de tout et de rien, en apprenant à connaître les deux norvégiens accompagnés de leur fille cadette. Le sujet tourna surtout autour du stage d'Illonya, qui avait été la cause de pas mal d'inquiétudes de la part de sa mère Liv, contrairement à son père. Il savait que le stage à l'étranger des diplômés de magie était un passage obligatoire sur le chemin menant au titre de magister magi.

 

- Qu'est-ce que c'est, un magister magi ? demanda Lya, qui avait déjà entendu ce terme mais ne savait pas ce qu'il voulait dire.

- Tu es magicienne et ne sais pas ? s'étonna Laïra.

- En fait, dit Lya, un peu gênée, je ne suis pas dans le secret depuis très longtemps …

- Les magister magi sont les magiciens les plus gradés, répondit Illonya.

- Ils ont pour mission d'aider les gens, par exemple lors des catastrophes naturelles, ou dans les régions sensibles, lui expliqua Eirik, le père.

- Les plus connus sont les magiciens de l'ala rubra, qui ont arrêté la guerre, dans le monde magique, de façon spectaculaire ! ajouta Liv. Et, même après, on raconte qu'ils ont été très actifs et qu'ils ont sauvé de nombreuses vies !

 

Lya acquiesça, montrant qu'elle avait compris. Magister magi ? Peut-être que ses parents en avaient été … Pouvait-elle, malgré le fait de ne pas avoir été à l'école de magie, devenir comme ça elle aussi ? Mmh … elle pourrait étudier la question …

En raison de la température, plutôt haute même pour la saison, et du grand soleil qui illuminait le fjord, ils décidèrent d'aller discuter à l'extérieur, à quelques mètres de la maison. Le paysage était magnifique, il était dommage de ne pas en profiter !

Ils parlaient tranquillement quand Drexan entra, la mine grave, sans Arianna. Mais il n'expliqua ni son attitude, ni l'absence de la jeune femme.

 

À un moment, Lya eut une absence. Ils étaient en train de parler des études de Laïra, ou d'autre chose – elle ne savait plus vraiment. Ça faisait longtemps …

 

Elle se trouvait maintenant dans une forêt, à huit ans, en compagnie d'Arianna. Comme à chaque vision qui la concernait, la jeune femme semblait plus jeune qu'elle n'était censée l'être …

Toutes deux s'assirent sur un rocher, visiblement en pause.

 

- Alors, qu'est-ce que tu veux faire, plus tard ? lui demanda Arianna.

- Quelle question ! s'exclama la petite. Je veux être magister magi, comme papa et maman !

- Tes parents doivent être flattés, mais c'est parce que c'est leur rôle, que tu veux faire pareil, où c'est une vocation ?

- Une vocation ? Qu'est-ce que c'est ?

- C'est quand tu es très attirée par quelque chose, le plus souvent un métier, lui expliqua la jeune femme.

- C'est ça ! répondit l'enfant, enthousiaste.

 

Arianna la regarda tendrement, avant de se redresser, brutalement.

 

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda la petite Lya, soudain inquiète.

- Écoute, nous devons partir. Fais le moins de bruit possible, et ne panique pas, d'accord ?

 

La petite fit oui de la tête, silencieusement. L'attitude d'Arianna lui faisait peur. Qu'est-ce que son entraîneuse, si forte, craignait tellement ?

La jeune femme, même si elle savait son élève capable, et de loin, de la suivre, la prit dans ses bras et partit en quick move. La petite tenta de se calmer, et ferma les yeux. Ce qu'elle ne connaissait pas l'effrayait, mais si elle arrivait à analyser la menace, sa trace énergétique ou quoi que ce soit d'autre, elle pourrait peut-être aider Arianna …

Soudain, elle ouvrit les yeux, apeurée. Qu'est-ce que c'était que ça ? Cette aura meurtrière qui les poursuivait ?

 

- A-Arianna, c'est quoi ? s'exclama la petite Lya.

- Tu le sens aussi ? Ne t'inquiète pas, avec moi tu ne crains rien. Je pourrais l'affronter, mais notre ennemi est dangereux et je préfère ne pas prendre de risques. C'est tout.

 

Non, ce n'était pas tout. Lya le savait. Arianna tentait de la rassurer, mais l'ennemi qui était après elles était loin d'être normal.

 

- C'est l'un de ceux dont papa et maman m'ont parlé ? demanda l'enfant. Les gens qui m'en veulent ?

- C'est probable.

- Mais pourquoi ? Qu'est-ce que je leur ai fait ? fit la petite, sans comprendre.

- Rien. Tu ne leur a rien fait.

 

 

- Lya ? Allô, ici la Norvège ! s'exclama Illonya.

 

Voyant la tête de la famille norvégienne, qui ne comprenait rien à l'état de la jeune fille, Shelly décida de leur expliquer.

 

- En fait, Lya a parfois des visions … faut juste le temps qu'elle se réveille. Heureusement, ça va plus vite que le matin ! s'exclama le familier.

- Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ?

- Ah, ça y est … commenta Shelly.

- Vas-y, raconte ! lança Illonya.

- C'est rien … je t'expliquerai après.

 

Après quelques minutes de discussion, Illonya se tut, son expression passant de souriante à horrifiée.

 

- Non ! s'écria-t-elle, catastrophée.

 

Elle se leva brusquement, fit apparaître son bâton dans ses mains, et invoqua une barrière sans élément. La seconde suivante, un sort de foudre s'abattit sur le groupe.

 

 

***

 

 

Arianna tentait vainement de se reprendre, lorsqu'elle entendit un vacarme époustouflant en direction de la maison de Drexan.

 

- Lya ! s'exclama la magicienne, ne comprenant le danger que trop tard.

 

Son élève avait des problèmes, elle devait réagir. Elle se leva pour retourner sur les lieux. Mais c'était sans compter la vingtaine d'invocations qui l'entouraient.

 

 

 

¹ Cf visions des chapitres 8 et 11.